Relire aujourd’hui, alors qu’il a publié quinze livres, les premiers textes d’Allain Glykos (Les Écailles d’argile, Fragment de rivière et Voyage chez les guetteurs de beauté ) permet de mesurer ce que cette œuvre contient de cohérence, d’obstination, de fidélité en somme…
Extrait :
« Déjà haut sur la page le soleil réchauffe l’encre du dessin.
Je me suis restauré hâtivement pour utiliser tout le temps possible à préparer mon départ. Depuis l’aube, le désir du voyage me tient en éveil.
J’ai consulté quelques traités cartographiques de la région pour reconnaître les aspérités, les contours. Il faut imaginer des passages, aller et venir d’une berge à l’autre, « franchir ».
Je sais d’où je part, mais j’ignore où viendra s’achever mon exploration. Des amis aguerris aux marches ont tenté de me dissuader.
– Craignez la folie de ceux qui se perdent dans le désert ou dans les forêts !
J’ai décidé de ne pas trop me couvrir. Les couleurs du ciel à travers la vitre de l’atelier sont plutôt clémentes.
Chaque détail du dessin évoque un souvenir ou une météo. Au coin droit de la page, un passeur, repu sans doute, somnole.
– Hé, l’homme !
– Seigneur ! Il y a si peu d’eau ! La page est desséchée. Je ne vais pas risquer d’enliser mon radeau. Revenez ce soir !
Il regarde le ciel et ajoute :
– À cette heure, la lune ne retient plus les flots et le courant nous mène jusqu’aux treilles en face. Il montre du doigt des vignes hautes.
– Si l’on s’enlise au milieu du dessin, on aura bonne mine, vous comprenez !
– Je comprends, bien sûr…
– Les jeunes passeurs sont moins prudents. Ils ne connaissent pas le territoire et ses secrets. Il se laissent abuser par une ombre qu’ils prennent pour une profondeur. Si je suis là, après bien des années, je le dois à ma connaissance des zones de passage. Il faut se méfier de la tranquillité. (…) Méfiez-vous toujours de la tranquillité de la nature et de votre impatience. Elles se reflètent et se dévorent. Il y a dans le fait des passeurs, comme une trahison. Il vous conduisent sur l’autre rive et vous y laissent seul, pour s’en retourner d’où ils viennent. Ils dessinent alors d’autres lieux, d’autres arbres, d’autres limons et vous ne savez plus d’où vous venez, où vous allez. C’est le moment qu’ils choisissent pour changer de planète. Méfiez-vous, Étranger ! Méfiez-vous ! Les passeurs n’ont de rêves que pour eux-mêmes. (…) »